Isle of Wight 1970 : lundi 31 août matin du départ

Isle of Wight 1970 : lundi 31 août matin du départ

Extraits du carnet de voyage du mois d’août 1970 tenu par Gaelle Kermen au cours du Festival Isle of Wight 1970 à paraître dans les cahiers 1970. Photos inédites de Jacques Morpain.


Personnages
Gaelle Kermen, étudiante à la fac de Vincennes Paris-8, diariste, 24 ans,
son petit frère Bruno, 12 ans
son cousin Jacques Morpain, étudiant à la fac de Paris-Dauphine, photographe, 23 ans

Texte de Gaelle Kermen (1970)
Photographies de Jacques Morpain (1970)

Tout a été pris sur le vif, sans censure, tel que le festival a été vécu, en direct.


île de wight lundi 31 août 1970 matin du départ

réveil sur la pente au milieu des boites de conserve et des feuilles de journaux emportées par le vent

le ciel est couvert

c’est richie heavens qui termine ce festival
égal à lui-même
avec grande force et virulence

dernier jour à wight

on n’a pas pu entendre beaucoup richie heavens il fallait plier bagages et partir avant qu’il ne soit trop tard
on l’entendait derrière les tôles

un dernier passage aux toilettes

déjà la queue s’étendait sur des miles et des miles pour quitter l’île

en bons français on a essayé de resquiller mais ça n’a pas marché
alors comme tout le monde on a piétiné sagement ou presque

c’était sinistre ce petit matin gris sur le camp de tôles
comme si le festival était condamné
l’impression que c’était fini et qu’on ne reviendrait pas
et finalement une forte envie de sortir de là de cette crasse

on a attendu cinq heures

au bout de trois heures il s’est passé quelque chose de surprenant
la queue s’est dissoute
sans doute certains sont passés devant les autres
des français vraisemblablement
et tout le monde a suivi

alors on s’est retrouvés pressés en masse sur une largeur de 20 mètres de fils de fer barbelés tendus par les bobbies toujours imperturbables

impossible d’avancer

c’est vers ce moment qu’il s’est mis à pleuvoir les premières gouttes de notre semaine anglaise

quelques no rain no rain ont tenté de jaillir comme à woodstock
mais ça a fouarré
peu de communication

un seul type a failli faire copuler la masse
il avait profilé de la cohue pour rafler un paquet de tranches de pain sur l’étalage d’un marchand de soupes et sandwiches et il le distribuait autour de lui
ça a failli être beau mais ça n’a pas duré

et il a plu

certaines nanas avaient des robes légères et les bras nus

on a essayé aussi de chanter we shall overcome
sans grande conviction non plus
premier couplet et fini

les bobbies sont très calmes
ils attendent qu’on soient rangés avant de nous laisser monter dans les cars qui attendent vides depuis une heure

un officier se décide à demander qu’on recule pour déblayer la route
please will you please

évidemment nos flics français prendraient moins de gants et moins de temps pour nous faire dégager

c’est touchant cette politesse mais prodigieusement agaçant totalement inefficace

d’ailleurs un anglais furieux hurle
use your brain
injure suprême

finalement j’en ai marre ça a duré trop longtemps cette gentille attente
maintenant à chaque poussée je gueule systématiquement

je gueule
ma non-violence je l’oublie
je ne supporte plus la promiscuité de ces corps autour de moi et je suis responsable de bruno qui à chaque fois reçoit un coup de sac à dos dans la gueule

alors je hurle

il semble que ça paye car les bobbies se retournent inquiets

nous avons pu monter dans le prochain car

épuisement

chaleur


un dernier bain à ryde s’avère nécessaire

puis on prend l’hovercraft


à portsmouth un chauffeur de taxi nous dit que wight avait été le plus grand festival du monde c’était le mieux organisé aussi parait-il the best ever organised festival of the world


dire qu’on aurait le courage de retourner à wight l’an prochain s’il y a un autre festival pour l’instant ce serait difficile

à moins bien sûr que dylan revienne

mais on ne regrette pas d’être venus

ça valait le coup

mélanie éveillant le soleil c’est peut-être la plus belle chose qu’il m’ait été donné de voir
en intensité
en étrangeté

fin du carnet de voyage sur le festival de wight 70


 

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Texte de Gaelle Kermen – Crédit photos : Jacques Morpain 1970
en mémoire de Bruno le Doze (10/11/1957-10/09/1997) page hommage 1997
ACD Carpe Diem 2017

 

Isle of Wight 1970 : dimanche 30 août dernier soir

Isle of Wight 1970 : dimanche 30 août dernier soir

Extraits du carnet de voyage du mois d’août 1970 tenu par Gaelle Kermen au cours du Festival Isle of Wight 1970 à paraître dans les cahiers 1970. Photos inédites de Jacques Morpain.


Personnages
Gaelle Kermen, étudiante à la fac de Vincennes Paris-8, diariste, 24 ans,
son petit frère Bruno, 12 ans
son cousin Jacques Morpain, étudiant à la fac de Paris-Dauphine, photographe, 23 ans

Texte de Gaelle Kermen (1970)
Photographies de Jacques Morpain (1970)

Tout a été pris sur le vif, sans censure, tel que le festival a été vécu, en direct.


île de wight dimanche 30 août 1970 dernier soir

je venais de penser qu’il n’y avait rien de comparable avec l’an dernier
en bas la foule n’a pas la force compacte de celle qui attendait dylan
pour rappeler l’atmosphère on a mis le disque hare krishna
importance psychanalytique du besoin de recréer les situations
mais ça ne marche pas

puis jethro jull
très bon
dingue

enfin jimi hendrix
bien parti
il joue l’hymne anglais comme il avait joué l’hymne américain à woodstock

mais il semble ne pas avoir la forme qu’il avait à woodstock

avec hendrix j’ai eu de nouveau l’impression que personne ne croyait plus à la musique à la paix à l’amour ni ceux qui chantaient ni ceux qui les écoutaient

tout au long du festival la question d’argent était revenue trop souvent

le même speaker qui avait pleuré sur ses millions de livres de déficit annonce joyeusement que six cent mille personnes sont venus à wight et que c’est magnifique

joan baez passe après jimi

elle parle de son mari
l’armée américaine le change régulièrement de prison
now he is at new-york

je m’ennuie
ou alors je l’ai entendue trop souvent raconter la même chose
six fois déjà
elle a toujours le même répertoire
une chanson de dylan en premier
puis let it be des beatles qu’elle a toujours aimé
là c’est oh happy days
oh my god

j’ai adoré joanie
j’aimais son visage de femme forte d’intelligence
l’an dernier elle avait coupé ses cheveux courts comme après une psychanalyse
je l’aimais pour un beau geste qu’elle avait eu un soir de printemps à paris au bullier en 1965
elle parlait de non-violence de gandhi de martin luther king
j’y croyais
c’était la belle époque du mcaa enfin le mouvement contre l’armement atomique des marches de la paix à taverny

ce soir-là au bullier joanie avait été prise à partie par des marxistes-léninistes
et dany cohn-bendit s’était approché du micro pour la défendre
oui oui oui comme je vous le dis
dany était fou de joanie et joanie dans son émoi lui avait pris la main
et dany flamboyait
c’était très beau

ensuite quelqu’un avait parlé de dylan
ils étaient séparés déjà
elle a eu un beau geste de la chevelure pour éluder
il a changé elle a dit
et il y avait dans son geste de la main toute la souffrance des femmes abandonnées
avec une rare beauté

je l’aimais pour ça
et pour sa brillance spirituelle ironique typiquement américaine
maintenant elle m’ennuie

elle est la première accusée de se faire payer trop cher
alors elle s’est décidée à dire qu’elle donnait son cachet de 12 000 livres en partie à des retardés mentaux et en partie à son école de non-violence de carmel
un peu trop tard

on a du mal à y croire et c’est bien dommage parce qu’elle au moins avait l’air d’y croire à la musique à la paix à l’amour


léonard cohen passe après joan baez

il est 4 heures du matin

ici sur la colline le vent de la mer repousse les paroles

je cherche des bribes de chanson dans le vent

je pensais que la voix cassée pleine de charme trouvait sa véritable dimension autour d’un simple feu de bois comme ça devait l’être à hydra d’après ce que m’a raconté platon lorsque nous étions en toscane ils étaient amis à l’époque de song for a room

mais il suffit de descendre quelques mètres pour jouir de l’amplitude douce et écorchée des chansons de cohen

plusieurs sont de l’album song from a room dont i know tonight will be fine avec une nouvelle manière de s’accompagner

sa voix se fait plus impératrice plus exigeante sur la foule en grande partie endormie à cette heure de la nuit

il fait bien son boulot
mais il manque une dimension celle que mélanie a su capter au petit matin

après seams so long ago nancy
il a dit good night friends

ça n’a pas déliré

ou je me suis endormie

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Texte de Gaelle Kermen – Crédit photos : Jacques Morpain 1970
en mémoire de Bruno le Doze (10/11/1957-10/09/1997) page hommage 1997
ACD Carpe Diem 2017

 

Isle of Wight 1970 : dimanche 30 août au matin

Isle of Wight 1970 : dimanche 30 août au matin

Extraits du carnet de voyage du mois d’août 1970 tenu par Gaelle Kermen au cours du Festival Isle of Wight 1970 à paraître dans les cahiers 1970. Photographies de Jacques Morpain.


Personnages :
Gaelle Kermen, étudiante à la fac de Vincennes Paris-8, diariste, 24 ans,
son petit frère Bruno, 12 ans
son cousin Jacques Morpain, étudiant à la fac de Paris-Dauphine, photographe, 23 ans

Texte de Gaelle Kermen (1970)
Photographies de Jacques Morpain (1970)

Tout a été pris sur le vif, sans censure, tel que le festival a été vécu, en direct.


île de wight dimanche 30 août 1970 au matin

vers 6 heures je suis éveillée par cette voix étrange qui dissipe rauquement les brouillards sur la colline sur la campagne sur la mer
c’est mélanie
la petite mélanie seule en scène avec juste une guitare
elle est très loin et pourtant très proche

en bas les corps sont toujours étendus entre les feux épars

ici sur la colline des têtes ébouriffées sortent des sacs de couchage des bustes se redressent et applaudissent ce matin trop beau

mélanie qui lance sa voix vers le ciel

mélanie presque fragile qui casse sa voix pour mieux l’insinuer entre les dernières brumes entre les dernières fumées des derniers feux qui se rallument les uns après les autres

mélanie qui éveille la colline et les champs là-bas jusqu’à la mer immense

mélanie étrange et délicate qui  d’un coup de baguette magique laisse deviner le soleil derrière la colline

mais c’est déjà fini

elle a disparu

à sa place un disque des beatles he comes the sun
mais avec mélanie le soleil était plus émouvant et plus grandiose

le disque continue avec le cri d’un coq pour nous réveiller
good morning
les anglais ont toujours le sens de l’humour

de l’autre côté de la colline l’herbe s’étend doucement en terrain de golf jusqu’aux falaises qui dominent la mer

le soleil a jailli d’entre les nuages en un cercle de feu parfait et tout est beau parmi les ordures qui jonchent le terrain

j’ai tout effacé
moi qui ne supporte plus la crasse
en m’asseyant sur une motte de terre cernée de boites de conserve vides de bouteilles et de sacs en papier déchirés et tout et tout
j’oubliais tout
fascinée par mélanie et le spectacle qu’elle avait fait surgir au petit matin du dimanche

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vers 9h nouveau réveil

les gens sont restés dans l’arène depuis la fin de l’entertainment et c’est bien normal puisque mélanie a fini de chanter à 7 heures on ne voit pas très bien pourquoi ils s’en iraient ça devrait être musique ininterrompue

mais il y a un problème de billets
les organisateurs avaient peur qu’ils ressortent revendre leurs billets aux nouveaux arrivants après s’être fait mettre une marque sur la main à la sortie réservée à ceux qui ont déjà un billet
c’était un peu compliqué et les organisateurs avaient de plus en plus peur de perdre de l’argent

ils en avaient déjà perdu la voix à force de demander
please please will you go out

comme personne ne bouge une nana propose que tous ceux qui étaient dans l’enceinte brûlent leur billet

ils deviennent mesquins ces organisateurs

les grands arguments dégringolent
on veut créer un new world et on n’est même pas capable de rester en paix
le monde entier nous regarde

on nous fait ce chantage de la paix et de l’amour chaque fois que les organisateurs ont peur de ne pas rentrer dans leurs frais

si vous ne délogez pas de la colline on arrête le festival

si vous ne sortez pas de l’arène on arrête le festival

je me rendors


Texte : Gaelle Kermen – Crédit photos : Jacques Morpain 1970
en mémoire de Bruno le Doze (10/11/1957-10/09/1997) page hommage 1997
ACD Carpe Diem 2017