Extraits du carnet de voyage du mois d’août 1970 tenu par Gaelle Kermen au cours du Festival Isle of Wight 1970 à paraître dans les cahiers 1970.
Personnages :
Gaelle Kermen, étudiante à la fac de Vincennes Paris-8, diariste, 24 ans,
son petit frère Bruno, 12 ans
son cousin Jacques Morpain, étudiant à la fac de Paris-Dauphine, photographe, 23 ans
Texte de Gaelle Kermen (1970)
Photographies de Jacques Morpain (1970)
Tout a été pris sur le vif, tel que le festival a été vécu, en direct.
vendredi 28 août 1970
île de wight vendredi fin d’après-midi
le bus a traversé la campagne ensoleillée de l’île et nous a dégueulés au milieu d’un immense camp de tôles
première surprise dans la chaleur de la poussière les terrains de camping sont dégueulasses les tentes nagent dans les détritus les boites de coke de whitney ou de beans éventrées sont jetées là sur place après usage les journaux déchirés
tout et n’importe quoi
à un endroit près de l’entrée la pisse qui descend des chiottes fait une mare de boue
les toilettes sont sommaires mais nombreuses
l’an dernier il paraît qu’il n’y en avait qu’une demi-douzaine et ça faisait des kilomètres de queue
elles sont préfabriquées ça ressemble à un jeu de meccano précaire une plaque de tôle avec un trou au milieu et dessous des tranchées
un peu le système que j’ai connu à l’arche de lanza del vasto aux camps d’été
ça engraisse le terrain
dans trois jours il suffira de remettre la terre
il n’y a pas de porte ce qui file une constipation monumentale aux milliers de personnes venues au festival parce que comme disent certaines non on peut vraiment pas chier devant tout le monde
plus grave est le manque de sanitaires
en tout une dizaine de robinets dont seuls les deux premiers daignent déverser de quoi se laver une dent creuse
après on se plaindra que les jeunes sont sales
que les hippies surtout sont sales
parce qu’il suffit d’être venu ici pour avoir droit à l’étiquette hippie
comment les anglais si habitués à ne jamais rien laisser tomber à terre puisqu’ils risquent chaque fois une amende de 10 livres comment ont-ils fait de cet endroit une immense poubelle alors que le festival commence à peine
nulle part je n’ai vu de poubelles
il aurait pourtant été simple de placer à endroits réguliers des litters vidées chaque matin
ce n’était pas le cas
une seule solution pour ne pas mourir étouffé dans ce champ d’ordures
monter vers l’air pur de la colline
là-haut on avisera
nous avons longé un couloir d’arbres baptisé desolation row d’après le titre d’une très belle chanson de bob dylan
ça sent un peu le haschich par endroit mais beaucoup moins qu’on ne s’y attendrait
les bosquets ont été aménagés en véritables appartements protégés par des tôles
ça ne manque pas la tôle dans la région
apparemment c’est derrière ces palissages de tôles grises décorées de slogans contre la reine contre les flics contre le fric que se déroule le festival
sur la colline on respire un peu mieux et surtout on entend très bien
le vent est bon et nous porte merveilleusement tous les sons
la campagne s’étend jusqu’à la mer
la colline est émaillée de tentes
en bas c’est la foule concentrée dans la tôle
un type a pris le micro
il gueule en anglais contre les flics les flics qui sont là entre les deux rangées de tôle qui cernent la prairie du festival il gueule contre l’exploitation qu’on fait de nous sous prétexte de musique
bravo camarade pas normal de devoir payer 3 pounds pour la paix et l’amour
le type est un français qui parle bien l’anglais c’est jean-jacques lebel
on l’appelait le pape des happenings vers les années soixante-cinq il occupait anarchiquement l’odéon et la sorbonne au mois de mai soixante-huit et depuis il itinère entre les facs de nanterre et vincennes
il n’a pas tort
c’est gênant de voir en bas les bobbies avec des chiens policiers
les tôles ça fait camp de concentration
pour les anglais ce sont de simples palissages
pour les français ça devient tout de suite des barricades donc quelque chose à foutre en l’air
hier il y a eu de la bagarre
les organisateurs ont voulu virer les types installés sur la colline parce que ça leur faisait perdre de l’argent
je remarque une chose
tout à l’heure en bas on n’entendait rien du tout
on se demandait même si le festival était commencé
mais ici sur la colline on entend très bien
et au moins on respire
pourquoi irions-nous prendre un ticket
ça devrait être gratuit un festival de pop music puisqu’au départ pop voulait dire popular je crois
les temps changent puisque joan baez a demandé 12 000 livres de cachet
pas mal pour une militante non-violente
je veux bien croire que le lait guigoz du bébé gabriel coûte cher et que le mari david a besoin de petits mandats pour améliorer son ordinaire entre les grèves de la faim dans ses prisons successives
quand même on parle beaucoup trop d’argent ici
dommage
notre première surprise en descendant du bateau a été de constater que le train était gratuit
pour une seule station il est vrai
après dans le car on s’est dit c’est trop beau pour que ça continue
en effet le ticket était à 6 shillings
dans les boutiques le fish and chips est à 3 shillings en temps normal c’est moitié moins
autour de l’arène de tôle on ne trouve rien à moins de 2 shillings et c’est dérisoirement mince
un type a expliqué pourquoi on ne pouvait pas faire autrement que de mettre le tarif du ticket à 3 pounds mais je n’ai pas compris et il a dit enfin
let’s make place to the music sit down
la musique c’est un disque des beatles let it be qui résonne mieux que l’orchestre précédent
on attend quand même autre chose
les gens ici ne m’étonnent pas
ce sont ceux que je rencontrais aux marches de la paix à la belle époque beatnik
près de nous sur la colline ça s’organise
une douzaine de types et de nanas plus deux chiens se sont installés dans une tranchée
sur un feu une bouilloire pour le thé ils sont bien équipés ils ont des haches des pelles et tout
le soleil descend très lentement le long de la colline
on domine
on pourrait même méditer
ils ont dit la même chose de nietzsche à kerouac en passant par miller
les hillbillies
c’est formidable de penser qu’on a trois jours devant soi au soleil sur la colline à se noyer de musique
trois jours à oser être soi-même

20h30 environ ça y est ça semble commencer
les lumières cernent le parc
un gros projecteur est même braqué sur la colline pour prévenir les troubles
ce qui me permet au moins de prendre des notes dans mon carnet de voyage
le podium s’est allumé pour chicago
le soleil s’est perdu
la nuit est tombée
humide
en bas le festival ressemble à un grand bateau sur la mer
de temps en temps des fusées de feu d’artifice strient le ciel entre les étoiles
la musique
rien de génial encore
on est remontés pour se coucher après avoir mangé un morceau en bas
Texte : Gaelle Kermen – Crédit photos : Jacques Morpain 1970
en mémoire de Bruno le Doze (10/11/1957-10/09/1997) page hommage 1997
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